Protestataire

Un matin, je décidai de protester énergiquement. C’en était fini de ma lâcheté, de ma veulerie, de mon indigne soumission devant les Faits.

 

J’avais jusqu’alors été une étudiante timide, une épouse modèle, une employée dévouée, une voisine courtoise et sans histoires. Je disais bonjour à tout le monde, même à des gens que je ne connaissais absolument pas et ne reverrais jamais, je n’oubliais jamais les étrennes du facteur, je rougissais quand mon époux remarquait que le potage était trop salé, je remerciais mes supérieurs chaque fois qu’ils me donnaient du travail supplémentaire…

 

Mais c’était fini. Du jour au lendemain, j’entrai dans les rangs des ronchonneurs et des protestataires. Mais, comme d’habitude, je mettais dans cette nouvelle orientation un zèle et une méticulosité hors du commun. J’avais été absolue dans le respect et la soumission : je décidai de protester absolument, contre tout, sans compromission.

 

Mon premier jour de protestation fut pour moi un jour de jouissance inouïe : j’envoyai paître tout le monde, y-compris mes enfants à l’heure du petit déjeuner que je refusai de leur servir. Ils me regardèrent avec des yeux ronds où l’on discernait une certaine inquiétude, voire de l’affolement. Mais je ne cédai pas, et les envoyai à l’école sans leur servir leurs abominables céréales au chocolat. (L’aîné eu la présence d’esprit de se servir et de servir son petit frère). « Et oust ! » Leur criai-je « débarrassez-moi le plancher et allez plutôt enquiquiner vos professeurs ! ».

 

Et ainsi de suite. J’envoyai paître mon mari qui me demandait où étaient rangées ses chaussettes, puis le facteur qui cru bien que j’allais le mordre. J’arrivai à mon travail avec une expression telle que la réceptionniste demanda des nouvelles de ma santé : « Qu’est-ce que ça peut vous foutre, misérable esclave ? » Lui rétorquai-je. Puis je passai dans mon bureau en faisant claquer la porte de toutes mes forces : mon Dieu ! Que c’était bon !

 

Une pile de dossiers m’attendait sur mon bureau : des dossiers déposés par Monsieur Milachon, qui ne perdait jamais une occasion de se décharger de son travail sur moi. Je pris la pile de dossiers, toquai à la porte de mon supérieur sadique et fainéant, et lui jetai les dossiers à la face. Quelle jouissance absolue !

 

Et maintenant ?

 

Maintenant, je n’ai plus de mari, plus de travail, plus d’enfants. Ma famille, devant mes justes protestations, n’a rien trouvé de mieux que de me faire interner. Ils m’ont rendu un grand service : à l’hôpital psychiatrique, on a tous les jours de quoi protester.

 

J’évite cependant de protester trop ouvertement : je ne voudrais pas qu’ils abusent de la camisole chimique. Mais je proteste intérieurement, et je continuerai jusqu’à la fin de mes jours.

 

Je suis une vraie protestataire, moi !



04/09/2011
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