Bribes VI
Resté seul dans le prétoire après une parodie de justice, un avocat se demandait avec angoisse quel était le but et l’usage de la rhétorique. « Tous ces fastes ne sont en somme qu’un effet de la vulgarité : le plateau de la balance pèsera toujours de façon asymétrique, selon le patronyme que l’on porte, quelque soit la droiture et la franchise du justiciable. »
Cependant,
il se sentait l’âme comme un chaudron. Pour se changer les idées, il examina le
contenu de ses poches : des billets, des notes sur un carnet où étaient
gribouillés les noms d’Herodote, Zweig, Kipling et Yoshida, des brèves de
comptoir, l’acte de naissance de sa cousine, quelques feuilles d’herbes
cueillies chez Whitman. Cela lui fit penser au parcours romantique de sa
jeunesse. Les confins du Donegal, les langoustes pêchées au pied des dunes,
l’insolence et la luxure de cette danseuse rencontrée en Normandie, avec qui il
avait pu faire quelques brasses nu dans le bassin d’une fontaine en plein
milieu d'une place -il avait bu la tasse ! Son essai de tâter à la littérature,
qui s’était soldé par un quiproquo : un bourgeois classieux et fainéant s’étant
senti insulté par ses écrits et lui avait livré une véritable guerre.
« Mon Dieu !
» pensa l’avocat « Que n’ai-je suivi les recommandations de mon cœur ? ». Tout
en songeant, il avait quitté le bâtiment, dépassé le quartier des cinémas, et
s’éloignait vers une falaise où avait été creusée une cathédrale. Il se dirigea
vers une crypte mystérieuse. Un rossignol se mit à chanter dans la nuit, son
chant ineffable lui fit monter les larmes aux yeux. : il se sentait en empathie
avec le monde, comme si un sacrement venait d’opérer une purification sur lui.
Toute l’ingratitude du monde avait disparu de sa conscience. La crypte n’était
éclairée que par la maigre lumière d’une ampoule. La condensation due a son
souffle sur le givre des parois fit apparaître comme des symboles : il savait
qu’il lui faudrait plus d’une vie pour déchiffrer ces hiéroglyphes écrits sans
doute des milliers d’années plus tôt. L’avocat ne sortit jamais plus de la
crypte qu’il habita jusqu’à sa mort en troglodyte.
8 mai 2011