Tous les oiseaux du ciel
La vieille dame nourrissait les oiseaux tout l’hiver. C’était une très, très veille femme qui ne comptait plus les années… Et à quoi bon ? Son mari était allongé dans le cimetière du village depuis… depuis combien de temps déjà ? Quand elle pensait à lui, la vieille dame ne voyait que ses bras forts, ses yeux remplis de tendresse. Elle entendait aussi son grand rire, comme la fois où il l’avait soulevée pour lui faire franchir le seuil de la maison. Et elle sentait encore l’odeur de son corps, la chaleur et le poids de son amour qui l’avait enveloppée la première fois qu’il l’avait prise dans ses bras, il y avait si longtemps. Elle gardait précieusement une photo de leur mariage sur le manteau de la cheminée qui ne tirait plus, une photo jaunie dans un petit cadre doré terni par le temps. C’était la seule image qui égayait un peu sa maison, et elle la prenait dans ses mains pour la regarder tous les jours.
Ils avaient eu beaucoup de bonheur et beaucoup d’enfants dans la petite maison nichée au creux du jardin. Tous étaient partis. Certains étaient morts à la guerre ou de maladie, d’autres s’étaient mariés et avaient eux-mêmes des enfants. Ceux qui étaient restés en vie ne donnaient plus de nouvelles : ils habitaient tous loin, si loin de la petite maison… Jacob avait fait sa vie à l’étranger, au Paraguay peut-être ; Maxime courait le monde avec un appareil photo pour capturer des images ; Lisa devait être mariée, à Amsterdam, ou à Rotterdam Ses petits-enfants ne parlaient sûrement même pas français. Mais la vieille dame n’était ni triste ni amère. Elle comprenait bien que les oiseaux sont faits pour s’envoler loin du nid un jour. Cela elle le savait pour les observer tous les jours dans son jardin.
En attendant, la vieille dame s’occupait des oiseaux. En hiver, elle sortait chaque matin pour remplir les mangeoires, attacher des boules de graisses aux branches des arbres dénudés, répandre du pain sec au sol pour les moineaux. Il y en avait tant à nourrir, tant à sauver en ces mois sombres et froids : rouge-gorges, sitelles, mésanges bleues ou charbonnières, moineaux, grives, geais…
Tous avaient tellement faim, tellement froid…Jamais elle n’oubliait de remplir ces tâches, même les jours ou ses rhumatismes la faisait souffrir, même ceux où son cœur affaibli s’affolait et lui coupait le souffle. Elle sortait même quand la neige recouvrait le jardin.
Puis le printemps revint. A l’aube, c’était un concert dans le jardin. Elle s’éveillait, émerveillée d’être toujours vivante, et s’asseyait sous les arbres. Mais les oiseaux, si familiers en hiver, se cachaient pour lancer leurs chants d’amour. Au printemps, jamais elle ne les voyait à moins de les guetter pendant des heures.
Un beau matin d’avril, la vieille dame s’éveilla avec une douleur oppressante dans la poitrine. Les oiseaux chantaient plus fort que jamais dans le jardin. La vieille dame avait compris : c’était la fin. Elle eut la force de se trainer jusqu’à la cheminée pour y prendre le cadre doré. Elle eut encore le courage de descendre les marches du perron. Puis elle s’affala dans le fauteuil d’osier au milieu du jardin.
Ils étaient tous là autour d’elle. Certains s’étaient posés sur les bras du fauteuil, d’autres sur ses pauvres mains, la plupart dans l’herbe. Tous la regardaient. Il y avait les merles siffleurs, les geais et les mésanges, les moineaux et les alouettes, et même les hirondelles revenues de voyage. Il y eut un grand silence. Puis, sur la plus haute branche du frêne, le rossignol chanta.
Novembre 2010