Une étrange maladie
Samedi à 12:25:0
Ce matin là (un matin de décembre un peu frisquet), je me réveillai avec une sensation qui me mit mal à l’aise : mon corps avait changé. Mais en quoi ? En allumant la lumière, je découvris que j’avais un ventre énorme : ballonné, douloureux, et… mouvant !
Je regardai la place vide à côté de moi -mon mari était parti depuis longtemps avec une nymphette qui essayait de se faire passer pour toiletteuse de chiens-, puis, ne trouvant rien de plus approprié à faire, je me grattai le nez. « Voyons, voyons », me dis-je impénitent et en moi-même « Qu’est-ce donc là ? La tête de veau d’hier soir qui se venge, peut-être ? »
Cependant, cela n’expliquait pas ceci : j’étais depuis de trop nombreuses années habituée à la bonne chair et aux excès bachiques. Mon corps était mithridatisé. Je cessai de me gratter le nez et tentai de me lever…. Ouille ! C’était douloureux, mazette ! Ça remuait, sautait, frappait, caracolait, s’emberlificotait, trempolinisait à l’intérieur de moi.
« Bon », fis-je après le « Ouille ! Il faut voir ce que c’est que ça. »
Quand on a un problème physique, en général, on va voir son généraliste. C’est ce que je décidai de faire sans plus attendre, avec une proactivité rétroactive dont je fus moi-même surprise (je suis d’un naturel plutôt nonchalant et proscratinateur). Mon Docteur -un aimable et courageux médecin de campagne- ne consulte pas sur rendez-vous, passant la plupart de son temps à sillonner la campagne dans sa petite Saxo, pour visiter les malades dans des fermes isolées, des villages perdus et comme oubliés de Dieu. Il n’est à son cabinet que les lundi après-midi, les mercredi matin et les vendredi après-midi. J’admire cet homme qui gagne sa vie en la perdant, qui n’a jamais de temps à lui, et qui accepte sans broncher que tous ses honoraires passent dans les loisirs, sorties et entretien de sa femme et de ses enfants ingrats. Pourtant je n’aime pas attendre, et les attentes sont d’autant plus longues qu’il se permet une petite cigarette entre deux patients, ce qui l’oblige à ouvrir grand les fenêtres de son cabinet pendant quelques minutes. Il a un nom très étrange pour un médecin : Rognon. Mais c’est un bon bougre au franc parlé, et il m’apprécie du fait qu’il peut partager la pause cigarette avec moi.
Bref. Ce jour là était un lundi -j’avais bien festoyé tout le weekend et commençais presque à m’en repentir. Après environ deux ou trois heures d’attente, je pus enfin voir le docteur. Il afficha un air surpris en me voyant, oubliant de me prier de m’asseoir, puis il resta à me contempler sans rien dire. J’étais un peu gênée, et pour dégeler un peu l’atmosphère, je lui demandai s’il allait bien. IL écrasa alors son mégot, ferma la fenêtre et, sans même m’ausculter me dit : « Vous êtes grosse, Madame Lapôtre ».
« Comment je suis grosse, Docteur, mais je sais parfaitement que je suis grosse ; ça n’est pas une grande nouvelle, ni pour vous ni pour moi. Et ne me parlez pas de régime ni de sport, vous savez très bien ce que je pense de tout ça… »
« Mais non, vous vous méprenez, chère madame. Je veux dire que vous êtes enceinte. Pas besoin de vous ausculter pour le voir, vous devez en être au moins à votre huitième mois… Mais pourquoi diable n’êtes-vous pas venue plus tôt ? C’est sérieux une grossesse, vous savez… »
Alors, là ! J’étais tellement horrifiée, surprise et interloquée que je tombai sur la chaise qu’il ne m’avait pas offerte. J’essayai d’ouvrir la bouche pour répondre, mais rien ne sortit. « Allons, allons, Madame Lapôtre… Je n’ai pas dit que c’est grave, j’ai dit que c’est sérieux. C’est une chose qui peut arriver à tout le monde, enfin, euh… je veux dire à n’importe quelle femme…. Vous êtes bien une femme, n’est-ce pas ? »
« Mais Docteur ! » explosai-je, « Qu’est-ce que vous me chantez encore ? Vous ne comprenez donc rien, vous, alors ! Je vous dis que je ne peux pas être enceinte, enfin, euh… grosse, comme vous dites. Je me suis retrouvée dans cet état ce matin au réveil, et quand aux hommes, vous savez, hein… Ce n’est pas demain la veille du jour où je pourrai en trouver un à mettre sur ma couenne … euh… je voulais dire sous ma couette ! »
« Je vois… Je vois… Bon… Calmons-nous, Madame Lapôtre. Je vais vous ausculter et ensuite on fera une petite échographie pour voir ce qui se passe réellement… Mais enlevez donc vos vêtements et allongez-vous sur la table d’auscultation. »
Le Docteur procéda avec beaucoup de doigté, de respect et de circonspection à tous les examens, puis, il s’écria : « Non de non de non ! Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? ».
Ces interjections me glacèrent de terreur et ce fut d’une toute petite voix tremblante que je lui demandai : « Euh… vous avez vu quoi ? »
« Justement, rien ! » (Il avait l’air furax) « Rien que des espèces de bulles translucides de tailles variées avec des mots vaguement illisibles à l’intérieur ! Vous êtes enceinte de mots, Madame Lapôtre. Et je ne sais ni comment cela a pu se produire, ni comment cela va se terminer, si vous voulez mon opinion professionnelle… »
Alors là ! Je fus prise de vertiges, et, incapable de penser de façon cohérente, je laissai ma bouche s’ouvrir toute seule et voici les premiers mots qui en sortirent : « Sous le soleil obscur d’une lointaine étoile, vit un prince ombrageux, sans seigneur ni féal… »
« Incroyable » s’exclama le Docteur « Ça y est, vous êtes entrain d’accoucher ! Mais restez calme, surtout respirez profondément. Ne craignez rien, Madame Lapôtre, j’ai déjà pratiqué des accouchements, j’ai même fait vêler plusieurs vaches dans le pays. » Je restai muette. Retrouvant quelques forces je me levai, m’habillai et me préparai à payer ma consultation.
« Combien vous dois-je, Docteur » ?
« Euh… D’où viennent ces mots, madame, de votre ventre ou de votre cerveau ? »
« Même ce qui est fixe devient nomade dans la virtualité des choses » fit ma bouche, sans que me laisser le temps de réfléchir. Puis, retenant mes larmes (j’étais tout de même un peu émue par cette situation nouvelle, je répondis avec le plus grand calme : « Écoutez, Docteur, si vous n’êtes pas fichu de faire la différence entre une phrase banale et une phrase poétique, vous devriez vous cantonner à vos activités de vétérinaire de campagne. Quant à moi, je maîtrise parfaitement la situation (ça n’était pas tout à fait exact) ». Alors, je vous dois combien pour ce brillant diagnostic ?
Et voilà. Depuis ce matin de décembre (un peu frisquet, je crois), je passe mon temps à soigner les mots et phrases qui naissent en moi. Parfois ils dorment, parfois ils s’agitent plus que de coutume, souvent ils sortent de mon corps sans que je ne fasse rien pour les aider. De temps en temps ils me font souffrir. Je n’ai aucune explication et je n’en cherche pas. Mais, bon an, mal an, je suis heureuse et évite soigneusement le docteur.
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2 octobre 2010