L'Oeuvre au Noir

I

 Un immense travail s'accomplit hors du temps ordinaire. Ces oeuvres déconstruites sont le fruit du désoeuvrement orchestré des protagonistes. Ceux-ci doivent être enfermés dans un espace sans couleur mais à ciel ouvert. Le tout est structuré par les mages, qui dictent les dérèglements monastiques selon le désordre des jours et des lunaisons.

Dans cet espace, acteurs et danseurs évoluent lentement entre l'évitement et la confrontation, dans un tournoiement poudreux qui compose un ballet. Tout en haut, mages et chorégraphes observent la gestuelle de chacun, en s'attachant aussi à la courbe des regards et au poids des paroles non dites. Il est indispensable de peser aussi le silence, comme les éclats de rire, sans omettre le balancement discordant des larmes étouffées et des cris de rage muette qui composent un ballet aérien.  Il ne s'agit pas de figer l'instant, bien que cette composition ressemble également à un tableau subtilement mouvant, car chaque parcelle, ausi infinitésimale soit-elle, est d'égaleimportance et ne doit donc surtout pas être extraite de l'ensemble.

 

Le but de l'opération est aléatoire, se créant et se modifiant selon la venue et le départ des vagues, des ondes, des flux et reflux des pensées de chacun. Les observateurs influent également sur la déconstruction de l'édifice, ce qui peut se traduire par de violentes explosions d'horreur pure ou par n'importe quoi d'autre, y-compris des déferlements de poésie brute, dans ce décor instable. Cependant, le phénomène est sans importance pour les mages. Leur champ de vision très large englobe le tout, y-compris les grincements de dents, les chants d'alouette, les effets de miroirs, et les trous noirs. Il n'y a donc aucun résultat attendu, si ce n'est l'ouverture de sentiers nouveaux et le tri des pierres, briques et moellons de la Tour.

Tout ceci n'est ni un début ni une fin : le travail est déjà accompli par le seul fait d'être en cours, mais sera toujours recommencé comme la douleur et la joie. Les étoiles, nées, mortes ou à naître illuminent et révèlent le Grand Oeuvre vide de sens tout juste pour la Beauté.

 II

Les actions sont démultipliées sur des écrans disposés tout autour, en dessous de l'espace et en hauteur, vers un miroir creux unique aux multiples facettes. Chacune renvoie l'éclat fulgurant de la blessure originelle comme le feu d'un astre lointain. Chacun se concentre sur ce point exquis, sans se laisser distraire par les miroitements imperceptibles -si ce n'est à la frange de la vision- ni se laisser aspirer par les lueurs onduleuses du soupçon.

A ce stade, les mages se retirent pour l'entre acte, qui est le temps d'élaboration de la Parole. C'est le temps indécis de retour au Temps, où chaque acteur doit retrouver sa position dans la passivité sans extase et la béance au don. Chacun retrouve son regard et explore son propre abime, tout en s'ouvrant au souffle du vent cosmique chargé de désastre. Beaucoup tombent sur la scène, mimant une chute sans fin. Les pendules et horloges reprennent avec lenteur leur rythme d'ennui, les murs tout autour acquièrent consistance et massive rugosité.

Tous les yeux sont fermés. L'eau salée coule en larmes sales vers le sol du réel : béton gris, fendillé, où courent mauvaises herbes et animaux familiers.

Le ballet est rompu, un silence discordant vient casser l'harmonie abstraite, le champ visuel se ressère, les bras se replient sur les corps. Les vagues d'affection se retirent dans la marée des sanglots.La Parole peut sortir,fleur tige, de chaque bouche.

Mais ceci est nécessaire et le spectacle continue.

III

Chaque acteur s'est éloigné de la danse, dont les fils épars doivent être à nouveau assemblés et arrangés dans le plus grand silence, sans aucun secours ni aide que celles des cristaux d'étoiles crissant sous les dents du Commencement. Tout cela se fait dans l'éblouissement et la terreur pure. La terre tremble, l'espace du spectacle éclate, le non temps implose hors de tout contrôle, tandis que les Magiciens confèrent sur l'arrangement lointain des oeuvres inconnues.

Le point de vue se déplace nécessairement dans la fixité radicale de chacun, vers le point de non retour, l'étincelle originaire, la naissance explosive, le chiffre non nul d'où découlent toutes les sommes.

Cette phase de recentrage opère aux marches de la mort et sur les cadavres mimés par les acteurs. Certains resteront figés éternels dans l'instant, pour rappeler les vivants à leur devoir d'être.  D'autres s'animent et recomposent le ballet. Leurs yeux sont grand-ouverts maintenant. Leus corps se redressent dans la grâce de gestes posés sur le vent de l'existence. Les bouches s'ouvrent pour laisser sortir un chant subtil qui va faire vibrer les cordes de l'univers. le monde peut alors naître.

Les magiciens rient.

Mars 2011



30/07/2011
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 48 autres membres