Vie de chien

Le récit débute ainsi :

 

Tout petit je fus, par inadvertance, oublié dans une poubelle.

Un chien errant me sortit de là : un chien efflanqué, mais de bonne souche, qui passait par là. (J’ai, depuis, gardé un respect particulier pour les chiens affamés, pelés, galeux et sans maître).

 

Le Chien me remit obligeamment à ma famille, qui le remercia à coups de pieds et de balai. Cela se déroula entre deux vols de saladiers et d’assiettes malheureusement vides d’aliments : la charité du chien s’arrêta là.

 

Puis, je fus transplanté dans une campagne malodorante, boueuse et très peu bucolique, aux mains de paysans matois.

 

C’en était trop : je décidai sur le champ de me couper métaphoriquement les jambes en signe de protestation. J’avais trois ans. Je restai ensuite coincé quelque temps dans la grange, entre les bottes de foin et la gamelle du chien de ferme -il avait bien ses pattes mais était attaché. Une amitié se développa entre la bête et moi. Je lui racontais des histoires de loups et de grands espaces, et le débarrassais de temps en temps de quelques puces ; je me servais dans sa gamelle de pain mouillé, il grognait et montrait les dents chaque fois qu’on voulait m’approcher.

 

Cependant, la nature eu vite fait d’avoir raison de moi : il me fallait fonctionner, comme tout un chacun. Je pris alors le chemin nauséeux de l’école, en tablier gris, galoches de cuir dur, cheveux coupés à raz et visage frotté de savon noir. Là, j’appris très vite les lois humaines : je commençai par me faire tabasser sur un banc, pendant que les institutrices contemplaient le vide d’un œil benoit. Il n’y avait pas de chiens dans les parages : j’aurais préféré leur compagnie, mais je me résolus à me faire battre avec le sourire.

 

La suite :

 

J’accumulais les bonnes notes. Je devins chef de clan. Les intellectuels de village me courtisaient. Mais jamais, hélas, je ne réussi à percer le mystère des nombres. Mon cerveau rétif choisissait toujours l’exercice du dessus, ou me faisait écrire les trois et les six à l’envers. Cependant, j’obtins le grand prix d’éloquence à la fête de fin d’année.

Je n’aboyais plus.

 

La fin :

 

Il n'y a pas grand-chose à en dire, sinon que j'ai basculé dans le succès matériel et la banalité d'une vie sans histoires excepté l'échec de mon mariage. Ma femme, très pointilleuse sur la propreté, détestait les chiens. J'ai plusieurs fois eu envie de la mordre, mais me suis contenté d'un divorce à l'amiable.

 

Aujourd'hui, il ne me reste que la nostalgie émue du langage canin. Je viens de m’y remettre ; j’espère faire de rapides progrès auprès de mon Basset Hound (il a l’accent anglais).

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23 juin 2010 (Texte remanié le 29 juillet 2011)



11/10/2011
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